Monday, April 06, 2015

Le Droit selon Star Trek : un ouvrage indispensable.

Nous avons rencontré, en janvier dernier Fabrice Defferrard, Professeur de Droit à l'université de Reims, il est l'auteur de l'ouvrage "le Droit selon Star Trek"

Un ouvrage en langue française sur la Saga est déjà en soi extraordinaire,  mais son érudition, le foisonnement de ses références ainsi que son analyse à la fois rigoureuse et accessible, font de ce livre une œuvre indispensable pour toutes les personnes qui s'intéresse à la fois à la S.F. et au Droit. 


Actualitrek : M. Defferrard, vous êtes professeur de Droit et l'auteur d'un essai incroyable intitulé "Le Droit selon Star Trek" (Editions Mare & Martin) Comment un professeur de Droit dans un pays connu pour être plus réfractaire que d'autres à Star Trek, se lance-t-il dans une telle aventure, là où aucun universitaire n'est jamais allé ?

C’est le résultat de la conjonction de deux situations et d’un moment. La conjonction, c’est que, d’une part, je suis amateur de science-fiction et un fan de la première heure de Star Trek. J’ai vu les premiers épisodes de la série originale lorsqu’ils étaient diffusés sur Télé Luxembourg, que l’on pouvait capter de France. D’autre part, ma profession où le droit est omniprésent ; je vois donc souvent les choses à travers ce filtre du droit. Ensuite, il y a eu un moment : le moment où, regardant un épisode, j’ai compris les liens puissants qui existaient entre Star Trek, comme littérature des possibles, et le droit, comme façon d’appréhender le monde. J’ai donc décidé de faire ce livre pour dire cela tout en mesurant la difficulté de l’entreprise. Mais l’envie était là et ne m’a plus quittée.


Actualitrek : Le livre s’adresse aussi bien aux juristes qu'aux fans de S.F., mais on devine aussi, à sa lecture, qu'il constitue une analyse inédite d'un phénomène de la culture populaire qui propose depuis 50 ans un idéal où le Droit a triomphé. Est ce une certaine idée de l'Amérique qui est véhiculée dans Star Trek, d'après vous ?

Sans nul doute. Star Trek, bien que son message soit universaliste, veut montrer l’image d’une Amérique humaniste, bienveillante, respectueuse des droits d’autrui, audacieuse. Star Trek nous propose un modèle socio-juridique, un paradigme disent les spécialistes, et ce modèle, on l’a compris, est porté par les Américains. C’est une vision un peu bien-pensante parce que l’on sait tous que les Etats-Unis ne se comportent pas toujours ainsi et comme toute nation, qu’ils ne sont pas irréprochables. Mais c’est un idéal à atteindre, même si, comme tous les idéaux d’ailleurs, il est emprunt d’une certaine naïveté. Ce qui est certain en revanche, c’est que quel que soit notre avenir, on ne pourra pas se passer de droit, un droit qui relie les gens entre eux tout en maintenant une certaine distance. Personnellement, je rêve plus d’un futur startrekkien qu’un futur façon Blade Runner ou Bienvenu à Gattaca.

Actualitrek: Quel sont les épisodes qui sont, à votre sens, les plus édifiants par rapport aux questionnements juridiques ?

Je peux vous en donner un par série, sachant que c’est un peu arbitraire et que beaucoup d’épisodes sont passionnants.
Dans la série originale, incontestablement, c’est l’épisode double « La Ménagerie ». Spock y montre un sens très aigu du procès puisqu’il utilise le droit à la preuve, qui est un des principes de procédures fondamentaux, notamment en matière pénale, pour réussir à faire la lumière sur les événements de Talos IV. La Directive VII et les ordres de Starfleet n’y feront rien. Le droit à la preuve supplante tout et à cela, il fallait quand même y penser.
Dans La Nouvelle génération, il y a « Être ou ne pas être », qui tend à déterminer le statut juridique du lieutenant-commandeur Data : personne ou chose ? Sujet de droit ou objet de droit ? C’est un questionnement classique dans tous les systèmes juridiques et auquel nous aurons à faire face un jour
Outre « Dax », il y a un épisode que j’aime beaucoup dans Deep Space 9, c’est « La Poursuite », où l’on suit les mésaventures de Tosk. Cet épisode montre comment, en interprétant de manière audacieuse la Directive première, on peut concilier le principe ce non-ingérence avec le respect de pratiques culturelles étrangères. Sisko va ainsi laisser le chef O’Brien désobéir à l’un de ses ordres, afin de rétablir l’équilibre des règles. C’est très fort.
Evidemment, Voyager comporte de nombreux épisodes marquants. J’ai du mal à choisir. Il y a « Divergences artistiques », sur les affres du H.M.U. qui se fait dépouiller par son odieux éditeur et dans lequel, comme avec Data, se pose la question de son statut juridique.  Il y aussi « Tuvix », qui aborde de manière très originale et sensible la question du droit à la vie.
Enfin, dans Enterprise, série injustement sous-estimée, il y a l’épisode intitulé « Cogenitor », qui est remarquable. Il montre que l’absence de Directive première peut conduire à une catastrophe, et que le droit est libérateur.
Je terminerai par le film Star Trek : Into Darkness, où nous avons un cas indiscutable de violation de la Directive première par le capitaine Kirk, dans son désir de sauvetage du petit peuple de la planète Nibiru. Cela lui coûtera d’ailleurs le commandement de l’Enterprise, preuve qu’on ne plaisante pas avec cette règle.

Actualitrek : Gene Roddenberry disait que Star Trek était une fenêtre vers une humanité qui croit en elle-même et en ses capacités. Le Droit dans Star Trek, omniprésent, comme vous l'avez brillamment illustré dans votre livre, vient-il parachever cette vision d'une humanité qui a su se parfaire ?

Si l’on en croit le philosophe du langage George Steiner, l’humanité est toujours en mouvement. Elle se nourrit de ses expériences passées pour aborder les événements qui arrivent sans cesse devant elle, pour autant qu’elle soit capable d’en prendre conscience. Le désir de s’améliorer est constant ; il suffit de revoir l’épisode pilote de Star Trek : La Nouvelle génération (Rendez-vous à Farpoint). L’entité Q veut faire le procès de l’humanité, qu’il juge barbare et inapte à toute évolution. Mais le capitaine Picard lui oppose les progrès et l’amélioration de son espèce au cours des siècles. Le procès intenté par Q, qui se base sur des événement passés de l’histoire humaine, est donc injuste parce qu’il est anachronique.
S’agissant du droit, il est évident que l’univers de Star Trek a atteint un certain objectif. De nombreux droits de la personnalité, ainsi que plusieurs libertés fondamentales, sont considérés comme définitivement acquis, qu’il s’agisse de droits substantiels ou de droits procéduraux. On ne les discute plus, il ne sont plus l’objet d’une lutte et leur éventuelle remise en cause est hors sujet. Ces droits et ces libertés posent uniquement des problèmes d’application dans des hypothèses parfois complexes en pratique, ce qui permet au capitaine et à ses officiers d’exercer toute leur sagacité. C’est tout l’intérêt de la liberté qu’offre Star Trek en terme de cas. Il en est ainsi du droit de disposer librement de son corps, de l’égalité entre les sexes et les espèces ou encore de la présomption d’innocence. La lutte ne se situe plus au niveau de l’existence de ces principes, mais de leur mise en œuvre. Il s’agit là probablement de l’un des apports les plus importants et l’un des paris les plus audacieux de Gene Roddenberry.

Actualitrek : Le postulat de votre livre n'est-il pas finalement que Star Trek est une série d'anticipation juridique encore plus qu'une œuvre de science-fiction pure ? 

Star Trek appartient au genre littéraire et cinématographique de la science-fiction, et plus spécialement au space opera. Est-ce une œuvre d’anticipation ? Autrement dit, est-ce qu’elle nous annonce de futures inventions ou découvertes ? Sur le plan technologique, oui. On sait tous que certaines des inventions de Star Trek font aujourd’hui partie de notre quotidien. En outre, les physiciens les plus sérieux comme Stephen Hawking (fan de la série) et Lawrence M. Krauss qui a écrit La métaphysique de Star Trek estiment que certaines possibilités banales de la série (la téléportation, la vitesse supra-luminique) ne sont pas incompatibles avec les lois de la physique, en l’état de nos connaissances (à l’université de Genève, par exemple, des chercheurs sont parvenus à effectuer la téléportation de l’état quantique d’un photon vers un cristal, c’est-à-dire vers de la matière, et ce à 25 km de distance). Plus proche de nous, on voit que les officiers de la station Deep Space 9 ont souvent à la main un « pad », tablette connectée permettant de communiquer au sens le plus large, à une époque de la série (1993-1999) où l’ordinateur personnel est encore peu diffusé et où on ne connaît pas internet. Je serais très étonné que les concepteurs des tablettes numériques et de l’«ipad » ne se soient pas inspirés et pour tout dire n’aient pas « piqué » l’idée.
Sur le plan socio-juridique, Star Trek est-elle prophétique ? Je l’aimerais bien, même si pour cela, il a fallu notamment passer par les Guerres eugéniques, ce à quoi nous ne sommes pas à l’abri dans le monde réel compte tenu des avancées fulgurantes en matière de génétique et d’impression 3D de matières organiques. La société idéale et humaniste imaginée par Gene Roddenberry, une société où domine la règle de droit, la justice et les respect des libertés individuelles est à bien des égards fantasmatique. L’individu est placé au cœur du dispositif juridique, dans une vision du monde très proche de la philosophie d’Emmanuel Kant. Les officiers de Starfleet sont vertueux et modérés, tout en étant passionnés par ce qu’ils font. C’est très attirant et ce serait merveilleux, mais j’ai peur que nous n’en prenions pas la direction. Dans Star Trek, l’individu et la soif de connaissances sont les valeurs autour desquelles pratiquement  toutes les règles s’organisent. Dans notre monde réel, l’individu est écrasé par des intérêts financiers et politiques qui le dépassent. L’homme est secondaire, il vient après, et la culture comme la connaissance ne sont pas des priorités. L’accroissement des droits de la personnalité s’est accompagné du développement d’une société de contrôle, une sorte de dictature douce, ce qu’avaient annoncés les grands philosophes Michel Foucault et après lui Gilles Deleuze (dont je rappelle que l’œuvre a en partie inspiré le scénario de la trilogie Matrix). Sans être pessimiste, il faut plutôt se tourner vers George Orwell et Philip K. Dick. Mais en soi, l’idéal de Star Trek n’est pas impossible. 

Actualitrek : Vous présentez les capitaines de Starfleet comme des juristes qui disent le Droit face à des situations inédites, c'est là un point passionnant que vous développez dans votre ouvrage ! 

A bord d’un vaisseau ou d’une station, le capitaine tient de multiples rôles. Du point de vue strictement juridique, il est tour à tour officier de l’état civil (il procède à des mariages), juge, procureur, avocat, etc. Je pourrais citer de nombreux épisodes. Mais surtout, le capitaine est le premier interprète, sur le terrain, des Directives de Starfleet Command, et singulièrement de la Directive première. C’est lui qui décide d’appliquer cette norme capitale ou, au contraire, d’y déroger. C’est un travail très difficile, proche de celui d’un magistrat, et ce d’autant qu’en mission, il faut généralement agir vite, voire dans l’urgence. Il est donc indispensable que le capitaine ait suivi une formation juridique très solide, qui ne peut avoir eu lieu qu’à l’Académie. Le capitaine ne peut pas décider n’importe quoi, sinon il risque une mutinerie ou il peut être désavoué par ses supérieurs et encourir des sanctions disciplinaires : c’est ce qui est arrivé au capitaine Kirk au début du film Into Darkness, hypothèse rarissime de violation frontale de la Directive première, comme je l’ai indiqué.
Ce qui est très puissant dans Star Trek, c’est que le système juridico-politique est cohérent, quelle que soit l’époque ou la série, d’Enterprise jusqu’à Voyager. Cela « tient ». C’est probablement l’une des raisons de l’engouement d’un public mondial et de la durée de la franchise. La société de Star Trek a un succès parfaitement mérité parce qu’elle est incroyablement bien imaginée et construite. Je forme l’hypothèse que des professeurs de droit ont conseillé les scénaristes dès le début car pour être moi-même professeur de droit à l’université, je suis sidéré par la qualité juridique des intrigues impliquant des questions de droit ou de justice (comme le procès de Data par exemple ou les cas d’interprétation de la Directive première). Star Trek pourrait servir sans aucune difficulté d’outil pédagogique pour faire découvrir et enseigner le droit.

En faisant référence à Star Trek : Voyager, vous expliquez que Janeway et son équipage, propulsés à 75000 années lumière de la Fédération, décide de faire appel à une fiction juridique lorsqu'elle décide de continuer à suivre le règlement de Starfleet alors qu’il y a peu de chances, au vu de la distance à parcourir, de revoir un jour la Terre, c'est le Droit vu comme seul recours dans une situation désespérée?

Si vous voulez dire que le capitaine Janeway s’appuie sur un Etat de droit (ou plus précisément sur une Fédération de droit) pour sauver le Voyager du chaos, la réponse est oui. Que se serait-il passé si elle n’avait pas convaincu son équipage de maintenir un certain statu quo juridique et d’entreprendre un voyage de retour, sur une base juridique connue ? Il y aurait eu des mutineries, des meurtres et le vaisseau aurait sans doute été détruit. Fin de l’histoire.
Le génie total de Janeway, c’est d’avoir convaincu son « équipage », c’est-à-dire ses officiers, les insurgés du Maquis à nouveau enrôlés sous la bannière de Starfleet et les divers rescapés comme Neelix le Talaxien et Kes, la jeune Ocampa, de la pertinence et de la nécessité de cette fiction du droit. Ici, sans fiction, il n’y avait plus de réalité possible et plus d’espoir. Un comble, quand on y pense...
En même temps, quelle audace, quel courage ! Et c’est la puissance de la fiction qui a permis d’établir l’autorité et la légitimé du capitaine Janeway dans le nouvel ordre des choses qui se présentait après la projection dans le quadrant Delta, ce qu’elle qui a fort bien compris, et c’est ce qui l’a maintenu sans faiblesse jusqu’au retour, outre naturellement ses immenses capacités personnelles.